Le vélo dans les villes méditerranéennes du Sud : il est temps de passer la seconde !
Dans
le sud de la méditerranée, les politiques du tout automobile et l’expansion urbaine massive ont rendu la circulation dans les grandes villes de plus en plus dense et difficile au fil des années, causant des embouteillages à répétition avec de nombreux impacts sur l’environnement, la santé ou l’économie. Si ces politiques donnent encore très peu de place au vélo qui souffre d’une image peu valorisante, plusieurs démarches voient le jour au sein de la société civile et du secteur privé tel qu’au Liban, en Egypte ou en Tunisie, ainsi qu’à l’occasion d’événements internationaux comme la COP 22 à Marrakech au Maroc.
La voiture a conduit les villes dans la mauvaise direction
Durant toute la seconde moitié du XXe siècle, la voiture perçue comme un modèle de réussite sociale a façonné la forte expansion des villes à travers une politique du « tout automobile », favorisant le développement de quartier périphériques de plus en plus étalés. Pendant qu’au Nord, en Europe, le début du XXIe siècle a été témoin d’une marche arrière vis-à-vis de cette tendance, celle-ci s’est affirmée au Sud du bassin méditerranéen, renforçant des problèmes de circulation naissants. Des investissements considérables ont été – et sont toujours – alloués aux extensions de voiries, au développement et entretien de nouvelles routes pour faire face aux flux de circulation grandissants. Or, déjà en 1955, le sociologue Lewis Mumford dénonçait cette mauvaise stratégie sur le continent américain : « La plupart des solutions que les experts ont proposé contre la congestion de New York reposent sur le concept naïf que le problème peut être résolu en augmentant la capacité des routes existantes, en multipliant le nombre d’entrées et sorties de la ville, ou en offrant plus d’espace de parking pour les voitures qui n’auraient pas du être attirée dans la ville au départ. Comme le remède du tailleur contre l’obésité – élargir les coutures du pantalon et desserrer la ceinture – cela ne réduit en rien l’avide appétit qui est la cause du gras qui s’accumule. » [ref]
Contre l’usage excessif de la voiture, les politiques publiques dressent le drapeau du transport public qu’il faut promouvoir et développer. Les transports de masse sont devenus essentiels dans les grandes villes, et le transfert des populations des voitures jusque dans des métros, tramways ou bus diminue inévitablement les problèmes de trafic. Seulement, pour garantir ce transfert modal, le service public doit être de la meilleure qualité possible. Cette politique coûte cher aux yeux des décideurs – même si le coût global de l’inaction revient encore plus cher – et met surtout du temps à se mettre en place. Il faut en effet compter en moyenne 10 ans entre le premier coup de crayon et la dernière pierre d’un projet de ligne de métro. En parallèle de ces projets, qui parle de politique cycliste ?
L’usage du vélo encore marginal dans le sud de la méditerranée
Dans grand nombre de villes d’Europe, le vélo a acquis une place importante dans le paysage de la mobilité urbaine. A l’aide de politiques cyclistes exemplaires, des villes comme Amsterdam ou Copenhague ont explosé la part modale du vélo (respectivement 40% et 30%). Plus proche du Sud, la ville de Séville est passé en quelques années d’un usage quasi-nul à plus de 6% de part modale cycliste, grâce à des politiques publiques adaptées. Les motivations de tels développements ? Diminuer l’usage de la voiture, limiter l’expansion urbaine, améliorer le bien être urbain, mais aussi faire du bien à l’économie. En Juin 2017, une étude de l’European Cyclists’ Federation établissait que la pratique du vélo engendrait un bénéfice global de 513 Milliards € en Europe, soit plus de 1000 € par habitant.
Bien que les avantages du développement du vélo soient clairement démontrés, celui-ci n’a pas encore sa place dans les mentalités des villes du sud, et ceci pour plusieurs raisons. Il est d’abord considéré comme le « mode du pauvre », le mode de celui qui n’a pas d’autre moyen de se déplacer, qui n’a pas le choix. Au Caire, le vélo est le mode de déplacement des vendeurs de pain ambulants, et donc représentatif de l’outil de travail d’un des échelons bas de la société. En parallèle, les lobbys automobiles s’efforcent de donner une image de liberté et de style à la voiture, à travers campagnes et offres en tout genre. Les Etats sont parfois complices de ces lobbies, tel que l’Etat Tunisien, initiateur du programme de la « voiture populaire » depuis 1994. Ce programme destiné aux classes moyennes permet de vendre des voitures importées à prix très avantageux.
Une autre raison est l’insécurité routière et la mise en danger des cyclistes due à l’absence d’infrastructures adaptées telles que des pistes cyclables protégées. Les pays du Sud de la Méditerranée possèdent des taux d’accidentologie très élevés. En 2013, l’OMS enregistrait 24,4 morts pour 100 000 habitants en Tunisie, 23,8 en Algérie, et 20,8 au Maroc, contre seulement 5,1 en France. Dans des villes à la circulation dangereuse, les cyclistes sont obligés de rouler aux cotés des voitures, motos ou bus, favorisant les accidents et renforçant un sentiment de vulnérabilité face aux véhicules motorisés. Ce sentiment et la réalité des accidents entretient un manque de confiance dans la conduite des automobilistes et limite le développement du vélo.
Aussi, pour diverses raisons, très peu de femmes font du vélo. L’image de la femme à vélo est encore mal perçue, et les cas de harcèlement sexuel sont foison. Ce contexte est enclin à la naissance de craintes et à des réticences de la part des femmes vis-à-vis du vélo. Celles-ci préfèrent se déplacer en voiture, en taxi, ou à la limite en transports en commun. Une étude de comportement menée sur les transports de Casablanca en 2011 par la Banque Mondiale indique que seulement 0,3% de femmes utilisent un vélo quotidiennement (contre 2% chez les hommes). Aussi, 80% des femmes interrogées disent ne jamais se déplacer à vélo en général. Au Maroc comme dans les autres pays du Maghreb, les femmes représentent environ la moitié de la population, ce qui signifie une perte de potentiel énorme pour le développement du vélo.
Enfin, l’absence du vélo dans les réglementations et politiques urbaines explique le manque d’infrastructures développée par les autorités publiques. Le résultat est un usage encore très marginal du vélo dans les villes du sud de la méditerranée, avec moins de 1% de part modale, et une population cycliste surtout jeune et masculine.
La tendance du vélo en libre-service se profile ?
Malgré ces blocages, plusieurs initiatives de système de vélo en libre service voient le jour tentant de bousculer les mentalités et de faire évoluer les usages. Leurs objectifs ? Réduire la congestion, compléter les services de transport en commun, améliorer l’image du vélo et ainsi attirer de nouveaux cyclistes.
Ainsi, le premier système de vélo en libre service en Afrique du Nord appelé Medina Bike a été mis en place à Marrakech en 2016 à l’occasion de la COP 22. Se devant de promouvoir les mobilités vertes, la ville de Marrakech a voulu se doter d’un système flexible et écologique pour connecter le centre ville au village de la COP 22, ainsi que pour favoriser la mobilité dans le centre ville. Ce projet réalisé en partenariat avec l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel et le GEF a été installé en 4 mois seulement avec le déploiement de douze stations pour une flotte de 350 vélos. Ce système destiné aux habitants comme aux touristes est encore très peu utilisé. Des facteurs tels que des tarifs assez élevés (50 MAD pour un ticket à la journée soit environ 5€) et un faible taux de bancarisation limitent le développement de ce système qui doit encore évoluer pour convaincre un plus grand public. Une augmentation de la flotte de vélos ainsi que du réseau de bornes est prévue pour 2018 dans ce sens.
En Tunisie, le projet Doora lancé en 2017 veut doter la ville de Tunis d’un système de vélos en libre service pour compléter le système de transport en commun vieillissant, et répondre à la stratégie du dernier kilomètre. Il prévoit en démarrage l’installation de 25 stations pour 250 vélos dans deux quartiers pilotes (Berges du Lac I et Berges du Lac II). De façon similaire au projet Medina Bike de Marrakech, Doora est appuyé par le Ministère de l’Environnement tunisien. Mais la situation politique du pays ralentit son avancement. L’organisation des premières élections municipales dans le pays à la fin de l’année 2017 rend les prises de décisions de la part des acteurs locaux difficiles à obtenir. L’équipe de Doora espère signer les accords à la rentrée 2017, afin d’amorcer les levées de fonds pour un déploiement au courant de l’année 2018.
D’autres systèmes de vélo en libre service voient timidement le jour dans les pays voisins. Au Liban, une initiative privée intitulée Bike 4 All développe avec l’appui de municipalités des systèmes de vélo en libre service. La ville de Byblos a servi de pilote avec 6 stations inaugurées en février 2017 pour une flotte de 100 vélos. A Beyrouth, une station de 5 vélos a été inaugurée en avril 2017, et 25 stations sont actuellement en préparation. Encore très marginaux, ces systèmes se veulent des démarrages vers un service étendu et comparable aux services existants en Europe. Pour être réellement efficace, ils devront s’accompagner d’un développement de réseaux de pistes cyclables adapté. Aussi, d’autres villes sont envisagées pour des prochains développements de Bike 4 All telles que Saïda, Tripoli ou Tyr. L’initiative prévoit aussi de s’associer avec l’entreprise jordanienne Bike Rush pour développer un autre service à Amman en Jordanie.
En Egypte, la station touristique d’El Gouna propose depuis peu le service de vélos électriques Baddel principalement destiné au tourisme. Les plateformes en ligne sont encore en développement et 5 stations ont été installées pour une flotte de 100 vélos. Une autre initiative égyptienne nommée Cycliste est en projet avec comme cible les campus universitaires, proposant un système de vélos partagés sans bornes et basé sur de la géolocalisation. Des systèmes similaires de vélos partagés géolocalisés ont fait leur apparition en Chine (tel que Mobike, Ofo, BlueGogo, etc.) et sont en essai en Europe, avec un test grandeur nature à Manchester où 1000 vélos ont été « lâchés ». L’Egypte pourrait donc être le premier pays méditerranéen à adopter ce nouveau concept.
Seule la ville de Tel-Aviv en Israel a pu développer un important service de vélo en libre service : le Tel-O-Fun, en référence au mot « ofenayim » (bicyclette). Lancé en 2011, il représente un réseau de 200 stations et une flotte de 2000 vélos répartis dans toute la ville. Une étude menée par Civitas en 2014 montre que le taux d’utilisation du vélo pour les trajets domicile-travail a fortement augmenté en 4 ans. En 2014, 20,4% des habitants déclarent utiliser le vélo pour leur trajet domicile-travail, contre 8,9% en 2010 – ce qui était déjà conséquent. Au total, ce sont 28,8% des habitants qui font désormais du vélo au moins une fois par semaine, et 12% sur une base quotidienne. Tel-O-Fun compte actuellement plus de 20 000 abonnés annuels et 9000 utilisations par jour [ref]. Le succès de ce système se trouve dans plusieurs facteurs : une géographie urbaine et un climat favorables, une population jeune, mais aussi une bonne politique locale. Au lancement de Tel-O-Fun, Tel Aviv comptait déjà un réseau de pistes cyclables conséquent traduisant une politique favorable au développement du vélo.
La société civile élève la voix et les acteurs internationaux se positionnent
D’autres initiatives sont organisées de plus en plus fréquemment par les acteurs de la société civile. L’association Vélorution Tunisienne créé en 2012 cherche à «contrebalancer la perception du vélo» en «questionnant les autorités et l’opinion publique sur la nécessité de sortir des modèles urbains ancestraux et de promouvoir des types de transports écologiques». Parmi les différentes activités prévues par l’association, des manifestations en vélo « Tunis by Bike » sont régulièrement organisées dans les rues de Tunis ainsi que d’autres villes telles que Sfax, La Goulette, La Marsa ou El Jem. La seconde édition en mai 2017 à Tunis a rassemblé près de 300 participants de tous les âges. Prenant la forme d’une véritable contestation vis à vis des autorités, ces parades ont désormais lieu tous les mois avec pour objectif d’imposer la place du vélo face aux voitures et interpeller les autorités sur la nécessité d’infrastructures adaptées.
Au Caire, les rues sont désormais prises d’assaut tous les week-ends par des coureurs et cyclistes qui profitent de la baisse de circulation pour organiser des sorties. De nombreuses parades à vélo sont ainsi organisées. En 2014, le président Abdel Fattah al-Sissi avait lui-même organisé une parade à vélo pour promouvoir son usage, sans plus d’actions du gouvernement derrière. La même année, la ville de Tiznit au Maroc célébrait sa cinquième vélo-parade. A Alger, l’entreprise VTT pour Elle loue des vélos et organise aussi des balades pour les plus ou moins sportives à travers la ville.
L’apparition de ces diverses initiatives traduit une attente de plus en plus grande d’une partie de la population quant à la place donnée au vélo par les pouvoirs publics. Car si l’offre est encore manquante, la demande est croissante. Face à l’inactivité des acteurs publics, ce sont les acteurs internationaux qui s’intéressent au développement du vélo dans ces pays aujourd’hui. Un nouveau projet de vélo en libre service a été approuvé au Caire par le programme UN Human Settlement, et devra être financé par la fondation Drosos, organisation à but non-lucrative suisse. En Tunisie, des coopérations décentralisées franco-tunisiennes se mettent en place autour de l’amélioration de la mobilité urbaine, incluant la promotion du vélo. Un projet entre Kairouan et Strasbourg, première ville cycliste de France avec 8% de part modale, vise à accompagner la ville de Kairouan dans l’élaboration d’un plan de déplacement durable. Une visite organisée à Strasbourg courant 2017 a ainsi permis à une délégation kairouanaise de découvrir et tester le système de vélo partagé strasbourgeois. Un second projet entre Grenoble et Sfax compte dans ses objectifs l’appui au développement d’un système de location de vélo dans la ville de Sfax en partenariat avec l’Association de Développement Solidaire de Sfax. Cette dernière organisait en Juillet 2017 un séminaire international pour faire avancer la concertation sur ce projet et sur le développement de pistes cyclables à Sfax.
La mobilisation de ces acteurs est utile dans des villes où l’usage du vélo est quasi-absent afin de sensibiliser à la fois les habitants et les autorités. Une ville non cycliste peut rester bloquée dans un cercle vicieux où les autorités n’agissent pas car il n’y a pas d’usage du vélo, et les habitants ne font pas de vélo car il n’y a pas d’infrastructures. S‘il revient aux habitants de changer leurs habitudes, il est bien de la responsabilité des autorités locales d’assurer le développement d’infrastructures adaptées. Aussi, bien qu’il soit laborieux d’initier cette tendance, le vélo peut se démocratiser à grande vitesse une fois un certain pourcentage d’utilisation atteint. L’exemple de Tel Aviv montre bien cette évolution accélérée qui a participé à améliorer les conditions de circulation et le bien être urbain.
Découvrez plus d’informations sur la mise en place d’un système de vélo partagé dans le Bike Share Planning Guide d’ITDP (Institute of Transportation and Development Policy).
Crédit photo bannière : Cycliste à Kairouan, Mathieu Martin