Mobilités Connectées Partie I – Les mobilités connectées à travers le prisme des applications mobiles : Nouveaux services pour nouveaux comportements
Comme
dans de multiples secteurs aujourd’hui, le secteur de la mobilité, et notamment de la mobilité urbaine, connaît une véritable transformation à travers le monde avec l’arrivée des technologies du numérique. Ces technologies ont permis l’amélioration de l’efficacité des réseaux existants mais aussi la création de nouveaux services de mobilité inédits, personnalisés et flexibles. Certains auteurs parlent de « mobilité intelligente » traduisant essentiellement une optimisation du fonctionnement des réseaux grâce à la présence de systèmes automatisés. A travers cette mobilité intelligente, les services traditionnels d’une part s’adaptent mieux à la demande grâce à de nouveaux systèmes d’informations analysant les déplacements à travers capteurs, caméras ou systèmes de géolocalisation. D’autre part, la gestion des nouveaux services – covoiturage, VTC ou bus à la demande – repose aujourd’hui essentiellement sur le numérique. Dans les deux cas, le numérique est aussi utilisé comme un medium majeur pour communiquer avec les voyageurs. Ce dossier s’intéresse à la notion de mobilités connectées en considérant l’outil numérique comme un nouveau medium qui renforce la pertinence des services de mobilité associés et son adaptabilité à la demande. Parmi les différents canaux utilisés, le smartphone occupe de plus en plus de place dans la vie courante, et permet la création de nouveaux services extrêmement flexibles, réactifs, créatifs, et responsables d’une certaine évolution des comportements. Pour le fonctionnement et le développement de ces services, la donnée numérique (la « Data ») est devenue une véritable clé de voûte qui peut se manifester sous différentes formes telles que le Big Data, l’Open Data ou le Personal Data. La disponibilité, la création, la gestion, ou la valorisation de ces données autour du service de transport a atteint un degré d’importance pour les transporteurs égal au service lui-même. Derrière ces services apparaissent aussi de nouvelles compétences et acteurs venant ainsi compléter, enrichir ou bien concurrencer les acteurs traditionnels. Ces acteurs apportent avec eux de nouveaux modèles économiques qui chamboulent l’économie du transport traditionnel. Ce sont ces différentes problématiques que ce dossier propose d’étudier en trois parties : (I) l’analyse des nouveaux comportements et services de mobilité apportés par le numérique ; (II) les enjeux révélés par ces comportements, notamment dans la création, l’accessibilité et l’usage des données de mobilité ; et enfin (III) les mutations du paysage professionnel et économique de la mobilité urbaine qui en découlent.
Partie I : Les mobilités connectées à travers le prisme des applications mobiles : Vers une nouvelle forme de service
Partie II : La donnée, nouvel enjeu majeur des mobilités connectées (à paraître)
Partie III : Mutation des acteurs et nouvelles formes d’économie (à paraître)
Partie I
Les mobilités connectées à travers le prisme des applications mobiles :
Nouveaux services pour nouveaux comportements
Les nouvelles technologies représentent des opportunités inédites d’amélioration et d’optimisation pour le transport et la mobilité urbaine. En s’introduisant dans les réseaux de transport, les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) permettent aux opérateurs une amélioration de la gestion des systèmes et ainsi de l’offre de service. Pour bien comprendre ces mécanismes, plusieurs niveaux seraient à considérer. En termes d’infrastructure physique, les terminaux doivent physiquement être dotés des technologies nécessaires telles que capteurs ou systèmes GPS. En termes d’infrastructure numérique, il faut ensuite transformer en information l’ensemble des données créées par les infrastructures physiques. Enfin, en termes d’interface, il faut savoir utiliser cette information et la convertir en services. Ce troisième niveau est celui qui va apporter sa valeur ajoutée à l’information créée et, à travers l’apparition de ces services, engendrer de nouveaux comportements. Aussi, il existe plusieurs types d’interfaces possibles destinés au voyageur, allant des panneaux numériques et machines en station, au site web complet de l’exploitant. Mais une interface a fortement émergé depuis le début des années 2010 : le smartphone.
L’univers des applications mobiles en pleine expansion
Le smartphone, téléphone mobile doté d’un écran tactile pouvant assurer certains des fonctions d’un ordinateur portable tel que l’accès internet, est aujourd’hui utilisé dans le monde entier. Avec 1,4 milliards d’unités vendus en 2015 (i), et 2,6 milliards d’abonnements mobile enregistrés (ii), c’est 35% de la population mondiale qui est dotée d’un smartphone (iii). Ce nouveau canal de communication et d’information de plus en plus présent à travers le monde démocratise progressivement l’accès à internet. A travers ce canal s’ouvre notamment le monde des Applications Mobiles, logiciels applicatifs à télécharger. En 2015, un usager de smartphone moyen passe 90% de son temps sur des applications contre 10% sur le web (iv). Cet usage justifie un véritable boom du monde des applications mobiles ces dernières années. Le Play Store, boutique en ligne d’applications pour les terminaux Android comptabilise plus de 2 millions d’applications (v). L’App Store, quant à lui en compte 1,21 million (vi). Les plus grandes applications à succès présentent des chiffres vertigineux, l’application Facebook affiche par exemple plus d’un milliard d’utilisateurs quotidiens (vii).
Avec plus de 86% du marché mondial en 2016 (viii), les plateformes Android représentent l’essentiel de l’activité en termes de service mobiles offerts. En comparaison, les iPhones ne constituent aujourd’hui que 12,9% du marché, et le reste – Windows Phone ou Blackberry – moins de 1%. Ainsi, parmi les 2 millions d’applications Android disponibles, environ 36 000 concernent aujourd’hui un service lié à la mobilité, soit 1,7% de l’offre du Play Store (ix). Et ce marché évolue rapidement dans un sens comme dans l’autre. En 2012, le magazine Ville Rail & Transports analysait une centaine d’applications dédiées à la mobilité (Android et iOS confondus) (x). Sur ces applications, seule la moitié existe encore aujourd’hui, et moins du tiers sont toujours actualisées. Mais en parallèle, de nombreuses nouvelles applications sont créées chaque jour, répondant à une demande en constante évolution et des utilisateurs de plus en plus volatiles. Une application n’ayant pas lieu d’être sans ces utilisateurs, cette forte dépendance est responsable d’une versatilité des services mobiles et paradoxalement du développement fulgurant en quelques années de certaines applications telles que Uber ou Moovit. Un nouvel univers apparaît au développement fulgurant mais aussi instable.
Derrière ces chiffres, il est important de comprendre les multiples possibilités réellement offertes par ces applications. En observant l’ensemble des services de mobilités disponibles à ce jour, ceux-ci peuvent être répartis dans trois principales catégories : (1) les services d’information, (2) les extensions de service public et (3) les services alternatifs.
Type 1 – Services d’information : Des applications qui affirment la tendance du tout-en-un
Cette première catégorie touche à l’information pure et simple. Un grand nombre d’applications vise en effet à donner de l’information aux voyageurs plus facilement et plus directement. Elles permettent par exemple de transmettre des horaires de bus ou de train, d’informer sur les tarifs, de calculer un itinéraire, ou de recevoir des informations de trafic. Elles peuvent être conçues pour un réseau spécifique ou regrouper des informations sur plusieurs villes. Ce type d’application est très présent en Europe comme en Asie et en Amérique Latine, et des villes comme Paris, Londres ou Madrid en comptent plus d’une dizaine.
On peut ici distinguer deux sous catégories d’application : (1) celles à caractère public et (2) celles à caractère privé. Les premières sont proposées directement par l’exploitant d’un réseau ou la collectivité territoriale d’une agglomération, qui développe ou fait développer son application officielle. Peuvent être citées les applications RATP ou Vélib’ à Paris, Metro de Medellin ou MetroRio en Amérique Latine, ou encore My Transport Singapore ou Bangkok MRT en Asie. A Buenos Aires, la municipalité a fait développer son propre panel de services publics mobiles incluant l’application BA Cómo Llego qui propose des informations d’itinéraire intégrant transport public, modes privés et modes actifs. La ville propose aussi une application sur le métro seul (BA Subte) et sur le vélo (BA EcoBici). Les applications d’information à caractère public sont en général bien accueillies, et largement téléchargées. Par exemple, les applications RATP et BA Cómo Llego comptent chacune plus d’un million de téléchargements.
Mais en parallèle, de nombreuses applications qui ne répondent pas à une initiative publique et qui sont développées par des particuliers ou des agences, sont parfois autant, voire plus populaires que les initiatives officielles. A Bogota, l’application Transmilenio y SITP développée indépendamment par l’agence LeoSites, informe sur les réseaux de bus et BRT en utilisant les données de la ville de Bogota, et compte plus d’un million de téléchargements. Selon la volonté des développeurs, ces applications peuvent se concentrer sur un réseau précis, mais elles peuvent aussi, et c’est là leur force, intégrer plusieurs réseaux ou s’étendre sur plusieurs villes. Certaines agences développent ainsi différentes applications spécifiques, comme les applications Mapway par mxData ou celles de l’agence japonaise Navitime. D’autres startups préfèrent proposer un produit unique regroupant toutes les informations multimodales intégrées dans plusieurs villes. On peut citer en exemple la startup israélienne Moovit proposant une application utilisable dans plus de 1 200 villes à travers 66 pays. Cette application vise à donner une information intégrée et en temps réel sur les réseaux de transport en commun et à créer une communauté de voyageurs à travers un système d’alertes participatif. Elle compte plus de dix millions de téléchargements à travers le monde. Le succès du tout-en-un proposé par Moovit comme par d’autres applications – CityMapper, Transit, Ally, Trafi, Offi, etc. – traduit le besoin des voyageurs de disposer d’une information centralisée indépendamment du type de réseau. Et face au succès de ces initiatives privées, les opérateurs publics ont du mal à proposer de solutions compétitives et préfèrent souvent collaborer et profiter de ces plate-formes privées pour enrichir leur service et leurs bases de données.
Type 2 – Extensions des applications de services publics : Des applications encore marginales
La deuxième catégorie touche aux applications rattachées à un réseau public qui vont au-delà de la simple information et proposent un service supplémentaire. L’exemple type est l’application de billetterie mobile permettant de réserver, payer et présenter son ticket de transport directement via son Smartphone. Ce type d’application émerge surtout en Europe, avec des exemples à Berlin, Vilnius, Luxembourg, ou encore Édimbourg. Ces applications cherchent avant tout à faciliter l’achat en le rendant littéralement à portée de main. Ainsi, à Édimbourg, les voyageurs peuvent bénéficier de l’application Lothian Buses M-Tickets en y achetant un carnet de tickets à activer sur leur smartphone avant d’effectuer chaque voyage. Ici, un système de validation par scan de QR codes (Quick Response Code, type de code barre à deux dimensions) a été mis en place dans les tramways, et il suffit de montrer son smartphone au chauffeur à la montée du bus. En parallèle, les applications BVG Berlin à Berlin ou m.Ticket à Vilnius n’utilisent pas de QR codes, et il suffit simplement de présenter son ticket activé sur le smartphone en cas de contrôle. L’installation de systèmes de contrôle spécifiques pour accompagner ces nouveaux services est donc loin d’être obligatoire. Un autre exemple concerne les applications accompagnant les systèmes publics de véhicules en auto-partage. C’est le cas d’Autolib’ à Paris, Bluely à Lyon ou Bluecub à Bordeaux, services de voitures électriques partagées. Les applications officielles de ces services permettent de réserver leur véhicule à l’avance et payer en ligne.
Ces types d’applications sont encore peu diffusées, en phase de test dans des villes essentiellement européennes, mais en début de croissance. Elles visent essentiellement à compléter un service initialement disponible en station – tel que l’achat de ticket à un guichet ou en borne automatique – en le prolongeant vers le smartphone afin d’améliorer son accessibilité. L’explosion de l’utilisation de billetterie mobile est prédite pour les années à venir avec plus de 23 milliards de transactions mobiles annuelles d’ici 2020, incluant billets événementiels et titres de transport (xi). L’enjeu aujourd’hui n’est pas dans la technique, mais dans l’acceptation. Ces nouveaux services impliquent en effet de nouveaux comportements encore peu ancrés dans les habitudes, comme ne plus aller à un guichet mais utiliser directement son smartphone pour l’achat de ticket, et nécessitent donc une confiance de la part de l’usager. Cette confiance passe entre autres par une interface attractive de l’application, rendant la forme aussi importante que le fond, voire plus.
Type 3 – Services alternatifs : Des applications présentes dans toutes les poches
Les services de transport alternatifs au transport public les plus répandus aujourd’hui sont les services de VTC (Voiture de Transports avec Chauffeurs). Uber est l’exemple par excellence du genre. Présent dans 487 villes à travers le monde, la startup ne cesse de se développer, malgré plusieurs conflits d’ordre juridique dans plusieurs pays comme la France, le Mexique ou l’Espagne (xii). Son application compte d’ailleurs plus de cent millions de téléchargements et est l’application de VTC la plus utilisée dans 108 pays (xiii). Mais la concurrence est bien présente dans certains pays. Les applications Ola Cabs en Inde et Grab en Asie du Sud Est présentent plus de dix millions de téléchargements. On trouve aussi Lyft aux Etats Unis avec cinq millions de téléchargements et Didi Kuaidi en Chine avec près d’un million de téléchargements.
En parallèle, ce type de services s’applique aussi à des vrais taxis. Easy Taxi est ainsi largement implantée en Amérique Latine avec dix millions de téléchargements, et Yandex, le Google Russe, propose un service yandex.taxi dans des villes de Russie, Biélorussie, Géorgie, Arménie et Kazakhstan. Intervenant sur un service de transport parmi les plus vieux au monde, ces applications bénéficient d’une confiance déjà acquise quant à l’usage du mode. C’est cette confiance qui a justifié une ascension fulgurante d’entreprises comm e Uber qui modernisent ce service grâce à une interface nouvelle entre les chauffeurs et les clients. Car si la qualité du service même est essentielle, l’expérience de l’utilisateur commence dorénavant dans l’application mobile. Celle-ci se doit donc d’être séduisante, pratique et rassurante. Ainsi, des services tels que l’affichage en temps réel des véhicules sur une carte, ou encore l’indication du prix en amont de la course, traduisent une transparence du service et créent un vrai confort du côté de l’utilisateur. Face à ce succès, les taxis traditionnels concurrents n’ont d’autres choix que de d’exercer un lobbying pour obtenir une légifération, comme les actions des taxis en France (xiv), ou de s’adapter. Ainsi, les taxis G7 à Paris ont développé à leur tour une application qui compte aujourd’hui plus de cent mille téléchargements. En Inde, ce service s’étend jusqu’aux rickshaws, taxis à trois roues avec des applications comme G-Auto ou Autowale dans des villes comme Ahmedabad ou Pune, mais qui connaissent moins de succès que les VTC.
En parallèle de l’engouement pour les VTC et taxis améliorés, d’autres services alternatifs sont présents à travers le mobile. D’un côté, on trouve le transport public à la demande (ou transport à la demande – TAD –). Encore peu développé, il s’agit d’un compromis entre taxi et transport en commun, ce mode intervient dans les régions suburbaines moins denses, et adapte sa desserte en fonction de la demande. Des expérimentations sur ce type de service existent depuis la fin des années 90 en France, mais n’ont jamais pu vraiment se démocratiser. En cause, des difficultés au niveau institutionnel et une complexité technique qui ont entravé une bonne appréhension de la demande (xv). Bien que les difficultés institutionnelles demeurent, l’aspect technique s’est amélioré à travers l’interface numérique, permettant une meilleure accessibilité du service. Résultat, de nouvelles applications voient le jour bien qu’encore timidement. Si le précurseur public Kutsuplus (1) a échoué en Finlande, d’autres services privés ont repris l’idée surtout aux Etats Unis avec Bridj à Boston, Via à New York et Chicago, Split à Washington DC ou encore Leap à San Francisco. Des initiatives naissent aussi ailleurs, comme en France avec Padam Daily à Paris, ou à Singapour avec BeeLine. Comme avec les services de VTC, les applications mobiles ont pour rôle d’atteindre l’utilisateur et d’améliorer son expérience grâce à une interface fluide et réactive. Ces services sont selon les situations fournies par un acteur public ou privé. Le défi est ici dans la faisabilité technologique, mais aussi dans l’ancrage d’un nouvel usage dans le paysage du transport urbain. Le public cible est en effet soit accoutumé à une certaine offre de transports en commun, soit utilisateur d’une voiture particulière. Et avec ses possibilités d’interface, en comparaison à une plateforme téléphonique de réservation, le smartphone est un important facteur de l’attractivité du service et renforce ses chances de développement.
Enfin, tout aussi naissant et encore plus alternatif sont apparus les services de covoiturage urbains quotidiens ou occasionnels. Suite au succès fulgurant de BlaBlaCar en France, plusieurs startups veulent proposer un service similaire appliqué au contexte urbain, pour des trajets plus courts. Là aussi, une nouvelle pratique est invoquée, car il y a une différence de pratique fondamentale entre un bus ou un minibus, et la voiture d’un particulier pour un trajet court. Des services comme Wayzup, Karos ou CityGo traduisent le dynamisme naissant de ce secteur, chacun explorant une fenêtre de marché précise. Là ou certains vont s’attaquer aux trajets domicile-travail quotidiens (Wayzup), d’autres vont proposer le covoiturage comme un complément de voyage (IDVroom de SNCF), comme un service d’auto-stop urbain spontané (OuiHop) ou encore comme un rassemblement de parents pour la conduite des enfants à l’école ou à des activités (Zouzoucar). Encore marginal, ce type de services urbains continue de se développer, dans l’attente de la « success story » qui changera la donne.
La pénétration des applications mobiles : Une tendance surtout européenne
S’il est certain que les applications mobiles apportent au secteur de la mobilité urbaine une variété de nouveaux services et un grand potentiel d’innovation, quel est l’impact réel de ce canal pour les ut
ilisateurs ? Suite à une observation de plus de 350 applications dans plus de 90 villes à travers le monde, ce taux de pénétration peut être évalué à environ 5% (2). Soit, sur 1 000 habitants, 50 seraient des utilisateurs réguliers d’applications mobiles pour leurs déplacements, tous modes confondus. Bien qu’assez faible, ce chiffre reste substantiel, et est évidemment très variable selon les régions. Comme le montre le graphique ci-dessous, la région la plus concernée est l’Europe avec 8% de pénétration. S’en suivent l’Asie en deuxième et l’Amérique du Nord en troisième. Elle reste cependant très faible en Afrique.
Une première chose à remarquer ici est une relativisation de la différence Nord-Sud. Si l’Europe reste la région la plus active sur les applications mobiles, l’Asie semble être plus dynamique que l’Amérique du Nord, et l’Amérique Latine que la région Pacifique (soit Australie et Nouvelle Zélande). Seule l’Afrique reste encore bien en arrière.
La deuxième chose est une absence de corrélation avec les taux de pénétration du smartphone en général. Celui-ci atteint 70% en Amérique du Nord contre 60% en Europe, 43% en Amérique Latine et 37% en Asie (seule la Corée du Sud se démarque avec un taux de 88%) (xvi). L’usage du smartphone pour des services de mobilité ne dépend donc pas uniquement de l’importance de la pénétration de celui-ci dans le pays. Deux facteurs peuvent être identifiés pour justifier cela. Le premier est un facteur politique. L’Europe ayant fait depuis un certain temps le choix de la promotion du transport en commun, l’émergence de nouveaux services mobiles relatifs ne peut qu’en être stimulée. De plus, l’existence et l’ouverture de la donnée est primordiale pour le développement des applications mobiles. Et cette donnée dépend du pouvoir public, et de la politique associée qui va dynamiser ou non la création d’applications. Le deuxième facteur et plutôt culturel. Un smartphone peut en effet servir à beaucoup de choses d’autres que de consulter l’horaire de son bus, et sa perception varie en fonction des cultures. Certains vont surtout appeler et prendre des photos, d’autres consulter de l’actualité, d’autres encore stocker et écouter leur musique… Dans certains pays, l’usage du smartphone comme un outil de mobilité est tout simplement moins ancré que dans d’autres (3). Ces deux facteurs sont évidemment liés, les politiques choisies influençant sur les comportements des usagers, et inversement. En France, le succès d’Uber, et donc son implantation dans la culture au détriment des taxis a provoqué une évolution des politiques et un travail sur certaines réglementations.
Vers une évolution incontestable des comportements
Parmi ceux qui baignent déjà dans les applications mobiles, les comportements évoluent, s’adaptent aux nouveaux services et expriment de nouvelles exigences. Quelques grandes tendances peuvent être relevées.
Tout d’abord, l’accès à tout instant et partout à une information multimodale en temps réel permet à l’usager de devenir maître de son trajet. Les applications d’information qui combinent tous les modes ne permettent pas seulement d’être informés sur les horaires, mais permettent aussi d’adapter son trajet selon la situation, en amont comme en aval. La possibilité de recevoir notamment des alertes en temps réel permet une nouvelle réactivité du voyageur qui peut plus facilement s’adapter. D’autre part, en incluant la marche à pied et le vélo à côté des transports en commun dans ses propositions de trajets, certaines applications peuvent faire changer d’avis un utilisateur souhaitant initialement prendre le métro, et dont un trajet à pied ne prendrait que peu de temps en plus. Avec une information toujours plus complète, l’usager acquiert une visibilité suffisante qui lui permet une meilleure organisation de ses trajets.
Une autre tendance prévisible est la réduction des transactions financières. Déjà bien engagée du côté du transport public avec les cartes d’abonnement à technologie NFC (Near Field Communication, technologie de communication sans contact), cette tendance trouve une continuité avec le smartphone qui permet d’acheter son titre de transport en version digitale. A la clé, moins de titres imprimés pour plus d’économie, mais aussi moins d’argent qui circule à l’entrée des transports, donc moins d’argent stockée dans les bus ou les guichets pour plus de sécurité. Les enjeux de sécurité ne disparaissent pas totalement non plus, se situant dorénavant au niveau des données stockées nécessaires pour les transactions virtuelles. Si l’usage de la billettique sur smartphone pour les transports en commun n’est pas encore vraiment répandu, c’est devenu une norme pour les transports de type VTC. C’est même une des principales valeurs ajoutées qu’apportent les applications mobiles par rapport aux taxis traditionnel, même si certaines régions sont encore peu réceptives à cette valeur ajoutée. Mais dans ses régions, les services de VTC savent s’adapter. C’est le cas en Afrique, où le paiement en espèce est encore le plus répandu comparé à la carte de crédit. Cherchant à s’y développer, Uber a du faire des exceptions et ouvrir son système de paiement aux règlements en espèces dans des villes comme Casablanca au Maroc (xvii) ou Nairobi au Kenya. Dans ce pays, Uber a d’ailleurs dû faire un effort supplémentaire et intégrer aussi M-Pesa, un service de transfert d’argent par téléphonie mobile très populaire dans le pays (xviii).
Les services de VTC, l’auto-partage ou le covoiturage représentent aussi un fort potentiel d’évolution des comportements au regard de la voiture particulière qui deviendrait moins nécessaire qu’avant. L’usage primerait alors sur la propriété et la voiture particulière se ferait de plus en plus discrète face à des voitures avec chauffeurs ou des voitures partagées dans une communauté. Cette idée initialement un peu fausse devient de plus en plus vraie. En 2013, le service Autolib’ à Paris reconnaissait qu’il supprimait finalement peu de voitures particulières des rues sachant 60% de leurs inscrits n’en possédant pas à la base (xix). En 2014, ce même service aurait permis une diminution de 23% du parc automobile, et combiné aux services de VTC seraient à l’origine de la disparition de 22 000 véhicules particuliers dans le cas de l’agglomération parisienne, soit 5,4% du parc automobile des inscrits (xx). Ces services seraient aussi responsables de l’apparition d’un frein à l’achat de nouveaux véhicules, et ceci pour pour 6% des usagers français, représentant ainsi près de 93 000 nouveaux véhicules dont l’achat aurait été évité (xxi). Cette tendance rendue possible par le numérique reste extrêmement localisée. Dans le monde et surtout dans les pays en développement, ce mode reste très présent et ses ventes ne cessent d’augmenter.
Il a été aussi observé que les services alternatifs comme les VTC ne remplacent pas seulement les véhicules privés mais créent aussi une nouvelle mobilité en incitant certaines populations à se déplacer plus qu’avant. Ces populations surtout jeunes, et possédant pour la grande majorité un smartphone, sont en effet plus réceptives à ces nouveaux services flexibles et de plus en plus abordables, qu’elles pourront utiliser en masse en vieillissant.
Au delà des données de pénétration, et des changements de comportement observés, il est intéressant à ce stade de revenir sur la question de l’accessibilité. Si des applications mobiles améliorent l’accessibilité aux services de mobilités pour leurs utilisateurs, elles n’en restent pas moins des applications mobiles, et donc destinées aux détenteurs de smartphones. Ces services sont ainsi adressés à une certaine couche sociale et excluent d’emblée deux catégories de personnes : ceux qui ne savent pas se servir d’un smartphone, et ce qui ne peuvent pas. Des services de VTC qui permettent entre autres d’accéder à des quartiers mal desservis, ou pendant certaines tranches horaires, seraient-ils alors d’avantages des facteurs de gentrification que d’intégration sociale ? Si cette question est à soulever pour les nouveaux services de transport, ça l’est certainement moins pour le transport public, où l’existence d’un service mobile implique déjà un certain niveau de développement du réseau, et ceci pour l’ensemble des usagers.
Et si la solution était ailleurs ?
Ce dossier s’est concentré sur des applications initialement dédiées au transport, mais comprendre l’évolution des comportements de mobilité est bien plus complexe, même en restant dans le monde des applications. Par exemple, plusieurs applications de santé sont capables de compter le nombre de pas effectués en marchant toute la journée, et d’indiquer si nous avons suffisamment marché pour nous entretenir physiquement. Ces applications de coaching pourraient aussi être perçues comme un facteur du changement de la perception des modes actifs, en incitant leurs utilisateurs à marcher plus et à moins prendre le bus. Aujourd’hui, l’utilisation régulière des applications de santé ne concerne encore en moyenne que 7,4% des utilisateurs de smartphone (xxii).
Et si un autre facteur du changement des comportements se trouvait ailleurs, comme par exemple dans le jeu ? Et si une approche ludique était une autre clé pour promouvoir le transport public ? La catégorie Jeux est de loin la plus importante et la plus téléchargée des Play Store et App Store. Dans les transports, les voyageurs lisent, écoutent de la musique, et surtout jouent. Aussi, le succès planétaire de l’application Pokémon Go arrivée sur les smartphones pendant l’été 2016 a permis de populariser une technologie déjà existante depuis longtemps et qui se faisait connaître jusqu’ici des amateurs, mais moins du grand public : la réalité augmentée (en tant ici que technologie de superposition d’images 2D ou 3D sur de véritables images filmées en temps réel). Le jeu a littéralement implanté ce nouvel usage lié à la réalité augmentée auprès de ses adeptes. Si la popularité de ce jeu a chuté quelques mois après sa sortie, son public risque à l’avenir d’être plus réceptif à d’autres services utilisant cette même technologie. Même si jusqu’ici, ces applications de jeu n’ont aucun lien avec le transport, le potentiel créatif offert par les applications mobiles ne pourrait-il pas laisser place à des jeux incitant les populations à se rabattre, par exemple, vers les bus plutôt qu’utiliser leurs voitures, et ainsi promouvoir efficacement les modes collectifs ? Le jeu pourrait-il ainsi être un outil inégalé pour créer de nouveaux comportements ? Quiz interactifs, jeux d’aventures, challenges entre voyageurs, etc… Une telle approche pourrait ouvrir encore plus le champ des possibles et laisser place à d’autres innovations.
Mais si tous ces services mobiles, directement ou indirectement liés aux transports, peuvent apporter de multiples innovations et produire un réel impact en termes de sensibilisation et d’adoption de nouveaux comportements, ils soulèvent aussi de nouveaux enjeux essentiels pour le monde du numérique. Derrière ces services, se pose notamment la question de la création, la gestion et la protection de la donnée. Cette nouvelle « matière première » représente un enjeu primordial pour le fonctionnement de ces services ainsi que leur valorisation. Un nouveau paysage, dans lequel acteurs naissants coexistent avec des acteurs relativement plus traditionnels, commence à peine à se dessiner. Les questions de gestion et de protection des données devront notamment répondre à ce contexte très variable et encore en développement.
Remerciements à M. Simon SADDIER (TRANSITEC) pour sa contribution à la rédaction de cet article.
Notes
(1) Kutsuplus est un service de minibus à la demande démarré en 2012 à Helsinski en Finlande et fourni par Helsinki Regional Transport Authority. Malgré une réception favorable de la population, le service a fermé fin 2015 suite à des problèmes de rentabilité.
(2) CODATU, 2016.
(3) Le pourcentage d’utilisateurs considérant leur smartphone comme un outil de voyage passe de 7% (au Kenya) à 45% (au Japon) pour une moyenne globale de 24,8 % dans 58 pays recensés par le Google Consumer Barometer, d’après les données de 2016, url : https://www.consumerbarometer.com, 21/10/2016.
Références
(i) Rédaction JDN (2016) : Le nombre de smartphones vendus dans le monde, www.journaldunet.com, 21/10/2016
(ii) Guide Entrepreneur (2015) : 61 milliards de smartphones dans le monde d’ici 2020, guideentrepreneur.com, 21/10/2016
(iii) Tekiano (2015) : 35% de la population mondiale utilise des smartphones,www.tekiano.com, 21/10/2016
(iv) KHALAF Simon (2015) : Seven years into the mobile revolution: Content is King… Again, yahoodevelopers.tumblr.com, 21/10/2016
(v) Number of available applications in the Google Play Store from December 2009 to September 2016, www.statista.com, 21/10/2016
(vi) INNOCENTE Florian (2015) : Google Play dépasse l’App Store en nombre d’apps et d’éditeurs, www.igen.fr, 21/10/2016
(vii) FREDOUELLE Aude (2016) : Nombre d’utilisateurs de Facebook dans le monde, www.journaldunet.com, 21/10/2016
(viii) MILLER Chance (2016) : Latest Gartner data shows iOS vs Android battle shaping up much like Mac vs Windows, 9to5mac.com, 21/10/2016
(ix) DOGTIEV Artyom (2016) : App Store Statistics Roundup, www.businessofapps.com, 21/10/2016
(x) SIDAWY Elsa (2012) : Le smartphone, nouvel auxiliaire de la mobilité, Ville, Rail & Transports, n°546, pages 30-46
(xi) SAMUELY Alex (2016) : How will recent mobile ticketing innovations affect transportation industries?www.mobilecommercedaily.com, 21/10/2016
(xii) (Sans auteur) (2015) : Fronde contre Uber au Mexique et en Espagne, www.lefigaro.fr, 21/10/2016
(xiii) FRIPP Charlie (2016), Uber is officially the most-used ride-hailing app, www.htxt.co.za, 21/10/2016
(xiv) HEBERT Donald (2016) : Grève des taxis : nouvel épisode de la guerre sans merci entre Uber et G7, tempsreel.nouvelobs.com, 21/10/2016
(xv) LE BRETON Eric (2001) : Le transport à la demande comme innovation institutionnelle, Flux, n°43, pages 58-69
(xvi) POUSHTER Jacob (2016) : Smartphone Ownership and Internet Usage Continues to Climb in Emerging Economies, www.pewglobal.org, 21/10/2016
(xvii) ROUDABY Youssef (2015) :Uber lance le paiement en espèces à Casablanca, https://www.huffpostmaghreb.com, 21/10/2016
(xviii) (Sans auteur) (2015) : A Nairobi, on paie son Uber sans carte bancaire, https://www.usine-digitale.fr, 21/10/2016
(xix) RAZEMON Olivier (2013) : « On a raté l’objectif. Autolib’ ne supprime pas de voitures », transports.blog.lemonde.fr, 21/10/2016
(xx) 6t-bureau de recherche (2015) : Usages, usagers et impacts des services de transport avec chauffeur, enquête auprès des usagers de l’application Uber, 221 pages.
(xxi) De FOUCAUD Isabelle (2016) : Ces adeptes des VTC qui décident de se débarrasser de leur propre voiture, www.lefigaro.fr, 21/10/2016
(xxii) url : https://www.consumerbarometer.com, Google Consumer Barometer, 21/10/2016