28 avril 2016

Portrait méditerranée : Mouldi Madani, Ministère du Transport de Tunisie

Rencontre
avec Mouldi Madani,

Directeur des Etudes et du Développement à la Direction Générale des Transports Terrestres,

Ministère du Transport de Tunisie

 

Mouldi_Madani_MdTPouvez-vous nous parler du Ministère du Transport et de la DGTT ?

Le Ministère du Transport (MT) est l’un des plus importants ministères de Tunisie. Il touche à tous les secteurs et suit 26 entreprises sous tutelles et plus que 50 mille autorisations de transport non régulier (taxis individuels et collectifs), avec un effectif réduit d’environ 500 fonctionnaires

Le MT, surtout en matière de transports terrestres, est un ministère très sensible socialement. Chaque action touche directement la population, et doit être mesurée en conséquence. C’est un ministère qui se doit d’être proche de la réalité, et en contact avec la société civile et les syndicats. Il faut savoir que plus de 100 000 personnes travaillent dans le secteur du transport terrestre, ce qui fait plus de 100 000 familles dépendent de ce secteur.

Au sein du MT, la Direction Générale des Transports Terrestres (DGTT) est la direction technique qui gère les transports terrestres dans tout le pays, et donc les transports urbains. Elle a pour objectif d’établir la stratégie et l’organisation du secteur et de veiller au respect de la réglementation en vigueur.

La DGTT compte 5 directions : la Direction de l’Organisation des Transports Terrestres (DOTT), la Direction de la Sécurité, la Direction de la Circulation (Routière et Ferroviaire), la Direction du Contrôle et la Direction des Etudes et du Développement.

Qu’en est-il de votre poste ?

Je suis à la tête de la Direction des Etudes et du Développement au sein de la DGTT depuis presque 2 ans. C’est une direction horizontale en relation avec les autres directions techniques de la DGTT qui répond à toutes les demandes et sollicitations des autres directions du MT, mais aussi des autres ministères et organismes.

Quels sont les projets actuels de votre direction ?

Nous démarrons cette année 3 études : le Plan Directeur National du Transport avec la DGSEEP (Direction Générale de la Stratégie, des Etablissements et des Entreprises Publiques), ainsi que deux études sur l’intégration tarifaire et le transport scolaire. Si nous trouvons les financements, deux autres études pourraient être lancées : la restructuration du transport non-régulier, et le financement du secteur. Nous sommes aussi responsables de la préparation du plan 2016-2020 et du suivi des budgets 2016 – 2017.

A part les études, je gère une équipe chargée du suivi des tutelles en matière d’exploitation du transport terrestre. Tout ce qui est lié à l’exploitation est à la charge de la DGTT, le suivi en matière de gestion étant réservé à la DGSEEP. Nous suivons aussi les lancements d’appels d’offre notamment pour l’achat de 1136 bus pour les sociétés nationales et régionales de transport, et la bonne marche de certains processus (préparation du transport pour les rentrées scolaires, réajustements tarifaires, etc…)

Que faisiez-vous avant cela ?

J’ai été chef de service des transports interurbain, puis j’ai rejoint la Sous-Direction du Transport de Personnes, au sein de la DOTT et y ai travaillé pendant presque 5 ans, avant d’occuper mon poste actuel.

Et plus largement, pouvez-vous nous parler de votre parcours ?

Je suis diplômé de l‘Université Technique de Munich en tant qu’ingénieur en génie civil, spécialité mécanique du sol et transport. J’ai terminé mes études en 1992 et suis resté ensuite 3 ans en Allemagne afin de faire des études approfondies en économie. Cependant je travaillais en parallèle dans un bureau d’étude allemand chargé du pilotage de plusieurs grands projets de génie civil, tel que le projet de construction des centres de facturation pour Deutsche Telekom (j’étais le chef de projet d’un des sites). Ces travaux m’ont beaucoup occupé et j’ai laissé de côté l’économie.

Et vous êtes donc revenu au bout de 3 ans en Tunisie ?

Oui, je suis retourné en Tunisie en 1995. J’avais vécu de très belles années à Munich, mais il était temps pour moi de fonder une famille, soit en Allemagne, soit en Tunisie, et j’ai choisi la Tunisie.

A mon retour j’ai travaillé pendant presque un an au Ministère de l’Agriculture sur les projets de barrages à Sidi Elbarak (Tabarka). Cette année a été intéressante mais aussi très agréable : j’étais coincé entre la mer et les montagnes, au milieu de la verdure et loin de l’agitation urbaine. C’était comme des vacances ! Puis en 1996, j’ai été recruté au Ministère du Transport.

Donc une bonne transition finalement ?

Je me suis stabilisé dans cette période, et je quittais un monde agité, celui de l’Allemagne post-guerre froide. Le passage de la vie européenne à la vie tunisienne n’était pas évident. Il y avait une mentalité à retrouver. Surtout à cette époque.

Aussi, j’étais très impliqué dans la vie associative en Allemagne. J’ai ainsi fait partie en Allemagne de l’équipe d’organisation du Tollwood Festival, plus grand festival privé européen à visée culturelle et environnementale à l’époque. On a démarré en 1989 et je suis resté coorganisateur de l’événement pendant huit ans ! Je tiens à le dire, c’est grâce à l’associatif qu’on se forme vraiment à la vie et que l’on apprend à prendre ses responsabilités, l’éducation seule ne suffit pas.

Après la révolution tunisienne, le monde associatif s’est un peu réveillé ici. Je fais actuellement partie de trois associations : je suis vice-président de l’Amicale du MT, vice secrétaire général de l’ATDUA (Association des Tunisiens Diplômés des Universités Allemandes), et impliqué dans l’association culturelle de Djerba.

Qu’est ce qui vous a incité à travailler dans les transports ?

Le destin…

Bon, l’avantage du génie civil, c’est qu’il touche plusieurs domaines tous intéressants, dont les transports. Je ne désirais pas me spécialiser tout de suite, même si j’avais choisi un sujet orienté transport pour mon diplôme : la stabilisation des chemins de fer.

Au ministère, j’ai démarré en travaillant sur le Plan Directeur des gares routières jusqu’en 1998, à travers le suivi des études et le suivi de la construction. C’était un sujet très intéressant qui a renforcé mon intérêt pour le domaine.

Avoir un diplôme spécialisé ne doit pas constituer un obstacle si l’on veut faire autre chose. Il faut être capable de s’adapter à son environnement selon ses envies. J’ai de la chance, le domaine des transports me plait, et suis satisfait de mon parcours jusqu’à présent.

Parlons transport maintenant : quel serait votre état des lieux du secteur ?

Avant 2004, le Grand Tunis était considéré par la communauté internationale comme la première ville d’Afrique en termes de transport urbain. A partir de 2008, des difficultés ont commencé à apparaître, car le réseau avait atteint sa saturation. Nous avions besoin d’un mode plus performant, exprimé par l’Etat à travers le projet de RFR (Réseau Ferré Rapide).

Après la révolution, nous avons souffert de grands retards dans l’exécution de ce projet, dont l’exploitation était initialement prévue en 2013. Tunis connait aujourd’hui d’importants problèmes de congestion et de qualité de service à cause de ces retards. Aucun tunisien ne vous dira qu’aujourd’hui les transports en Tunisie ça fonctionne bien !

D’autres retards sont aussi à déplorer, notamment dans l’acquisition de matériel roulant. On aurait dû renouveler nos flottes depuis déjà 5 ans ! Et cela n’est pas seulement dû à la révolution. Une réforme des procédures pour les acquisitions en 2007 a fait beaucoup de mal au secteur. Je m’explique : auparavant, chaque société lançait elle-même ses appels d’offre pour l’acquisition de matériel roulant. En 2007, les procédures d’acquisition ont été transformées pour rentrer dans un marché cadre. L’Etat a voulu regrouper les achats et confier le lancement d’appels d’offre groupés au Ministère du Transport et au Ministère du Commerce. Vu l’importance de ce marché, ces nouvelles procédures ont provoqué d’importants retards. Et ceci sans compter les délais de livraison. Le premier appel d’offre a été lancé en 2007, et l’acquisition a été effectuée en 2010, soit 3 ans après ! D’autant plus que ces retards ont continué année après année. Ainsi, les acquisitions de cette année tentent de rattraper le cumul des retards de 2013, 2014 et 2015. Et à force de vouloir rattraper le retard, on n’avance pas. Concrètement, 1100 nouveaux véhicules sont attendus sur toute la Tunisie pour renforcer une flotte existante de 4000, sachant que le matériel en exploitation réelle est de 2900 véhicules.

Ces problèmes nous coincent dans un cercle vicieux : la qualité du service se dégrade, entrainant une augmentation des clandestins et du secteur informel, ce qui participe d’avantage à la dégradation du système, et donc de la qualité de service, et ainsi de suite, jusqu’à destruction du système. Tout le monde souffre de cette situation. La population ne peut pas se fier aux services publics, les gens préfèrent donc avoir leur propre voiture, et c’est normal. L’enjeu actuel est de prendre les décisions qui pourront enrayer ce cercle vicieux. Nous nous donnons 3 ans pour revenir à un équilibre.

Le secteur a aussi souffert d’une mauvaise stratégie dans les années 2000 concernant la voiture particulière, avec l’encouragement des acquisitions de voitures 4 chevaux. En 2000, l’Etat a voulu relancer la consommation en démocratisant l’accès à la voiture à travers l’allégement des taxes sur l’importation de voitures 4 chevaux. Cette stratégie était une erreur : elle a encouragé l’usage de la voiture privée et a ainsi contribué au délaissement du transport public.

Et donc, quels sont donc les principaux enjeux aujourd’hui ?

Les études de cette année ont pour but de réorienter le secteur en termes de stratégie. Nous avons 3 grands objectifs :

  • Stabiliser le secteur du transport public, avec une stratégie de restructuration adaptée.
  • Etablir un système de financement efficace pour les transports urbains.
  • Rattraper le retard pris dans les grands projets et restructurer le réseau non régulier de personnes.

Il ne faut pas oublier que la Tunisie a vécu une période de révolution, et que le nouveau gouvernement n’a pas bien pris les choses en main depuis. Face à la défaillance du transport public, il y a un manquement en termes de contrôle du respect de la réglementation et de l’informel qu’il est nécessaire de travailler.

La restructuration des sociétés publiques est aussi essentielle pour améliorer la rentabilité. Les sociétés ont connu des charges supplémentaires ces dernières années avec des recrutements non contrôlés. Il y a un besoin d’assainissement, mais c’est un dossier très complexe par ses enjeux sociaux.

Comment faudrait-il répondre à ces enjeux selon vous ?

Selon moi, la mise en place d’une Autorité Régionale Organisatrice des Transports Terrestres (AROTT) est essentielle, car chacun travaille de son coté aujourd’hui. Sans une telle autorité, toute la planification restera de la gestion d’urgences sans stratégie à long terme. Nous avions une bonne stratégie dans les années 80, avec la construction du métro et la décentralisation administrative en 4 gouvernorats. L’Etat avait su gérer l’aménagement du Grand Tunis. Nous avons réussi à décentraliser efficacement l’administratif, il faut aujourd’hui réussir centraliser la planification. On manque de stratégie ! C’est pour cela que l’on a besoin d’un organisme capable d’organiser toute la zone du Grand Tunis, et cela doit être une AROTT. Si l’on établit un fonds de financement solide à travers une AROTT, le transport urbain sera mieux géré et harmonisé.

Et le rôle du ministère par rapport à une telle AROTT ?

Le Ministère est censé gérer essentiellement la stratégie nationale. Mais aujourd’hui, nous jouons le rôle des AROTT au quotidien ! Il faut déléguer ces responsabilités et accorder aux régions la possibilité de mieux gérer leurs projets. Les autorisations, les appels d’offre, les plans d’aménagement, tout cela doit être l’affaire des AROTT qui doit être à la fois une autorité de gestion, et de financement pour les projets urbains.

D’autres actions à préconiser ?

Nous avons aussi besoin d’études d’impacts du transport en Tunisie, totalement inexistantes à ce jour. Un exemple : une usine de traitement du phosphate à Sfax a été récemment détruite et délocalisée à Gafsa. Dans cette usine, il fallait 10 tonnes de matière pour produire 1 tonne de produits. Jusqu’à maintenant, les 10 tonnes étaient transportées de Gafsa à Sfax pour être ensuite transformées. Aujourd’hui, elles sont traitées sur place, divisant par 10 les charges de transport. Généraliser les études d’impacts permettra de mieux cibler des problèmes de ce genre, exprimés sur des aspects plus larges (énergétiques, environnementaux, sanitaires…). Ces réflexions sont aujourd’hui bloquées par le quotidien.

Actuellement, la stratégie du Grand Tunis en termes de transports est dans une bonne direction, avec le RFR. J’espère que l’organisation du transport va pouvoir s’améliorer en conséquence.

Pour conclure, comment voyez-vous votre évolution ?

Je suis très heureux dans ma position. Il y a du beaucoup de travail au ministère et ce secteur me plait toujours car il est vivant, peu monotone, et encourage la créativité.

Sans le travail, on ne peut pas évoluer. Prenez l’exemple de Singapour : c’est une population très travailleuse dirigée par une autorité forte et regardez ou est Singapour à présent. On a besoin de dynamisme ici aussi. Les compétences viennent avec la pratique !

Vous savez, je suis né à Djerba, et ai vécu à Bizerte. J’ai voyagé dans presque toute la Tunisie, mais me suis installé à Tunis pour mes enfants, car il y a plus de moyens pour eux. Aujourd’hui je me plais dans l’agitation de la ville. Je m’installerai peut être à Djerba pour ma retraite, ou plutôt semi-retraite, car il n’y aura pas de retraite pour moi !

Interview réalisée le 18 avril 2016